Avant même la projection très attendue de Continental, un film sans fusil, le premier long métrage de Stéphane Lafleur, au Festival de Toronto, nous nous sommes installés à la table d'un restaurant de Montréal pour discuter de la naissance d'un projet et, un peu sans se l'avouer, de son créateur. Un film d'auteur ne se fait pas sans auteur, et ce dernier a certainement une vision du cinéma et de la vie qui mérite d'être entendue et découverte. Dévoilée aussi.
Voici le compte rendu de ce qui est davantage une discussion qu'une entrevue.
Stéphane Lafleur
"J'ai fait l'UQAM, où j'ai réalisé un court métrage qui s'appelait Karaoké. Il m'a ouvert bien des portes dans les festivals, ça m'a permis de me promener un peu. Après ça j'ai fait un autre court métrage financé par la SODEC, et c'est là que j'ai rencontré Luc Déry, qui a produit mon film."
Pourquoi le cinéma? "Parce que rien d'autre. Je ne suis pas bon dans grand-chose d'autre. Quand j'étais adolescent, tout ce qui était artistique m'a toujours inspiré, le dessin et tout ça. Un moment donné j'ai découvert ce médium-là, je me souviens des films qui m'ont fait décrocher. Je me souviens d'avoir vu Léolo et Délicatessen, deux films qui m'ont fait voir tout le potentiel poétique du cinéma moins narratif, plus poétique."
As-tu des inspirations, des réalisateurs fétiches? "J'essaie de ne pas trop vouer de culte. Tarkovsky pour moi, ça reste... Autant j'ai un rapport amour-haine avec ses films, il y a quelque chose que je trouve complètement hallucinant, autant des fois je trouve que c'est interminable, c'est long... C'est un des rares cinéastes qui ont utilisé le médium image-son pour ce qu'il est. Il frôle le rêve beaucoup."
Le passage du court métrage au long métrage est déjà un beau défi. "Dans mon cas ça s'est bien passé. J'ai trouvé ça plus stimulant d'écrire un long... Le long, tu le lis moins souvent au complet. De pouvoir développer des personnages aussi... C'était comme un temps narratif qui me convenait plus."
Plus long film veut aussi dire plus gros moyens, budget et équipe plus imposants. "J'ai pas trop pensé à ça. Je pensais que ça allait me déstabiliser, mais finalement, ça n'a pas été le cas. J'étais bien entouré. Il ne faut pas trop penser aux moyens qui sont mis à contribution."
Comment vois-tu le cinéma québécois actuel? "Je ne suis pas un spécialiste. D'après moi il y a une diversité, ça c'est intéressant. Autant les films d'auteur on arrive à les faire, et en même temps on a un cinéma mainstream qui marche assez bien. Tant qu'on réussit à garder cet équilibre là, ça reste en santé. On n'aura jamais un ou l'autre de toute façon."
- "En ce moment je trouve qu'il y en a qui tirent leur épingle du jeu. Je pense à Rafaël Ouellet qui a fait un long métrage (Le cèdre penché, ndlr).
- Son film n'a pourtant - malheureusement! – pas encore de distributeur.
- "Il n'est pas distribué mais il existe."
- Il faut pourtant que les gens puissent le voir pour qu'un film existe vraiment. La distribution, la diffusion fait partie du cinéma.
"Au niveau de la distribution il y a peut-être un problème, mais les films qui doivent se faire finissent par se faire. Plusieurs ne sortent pas de Montréal ou de Québec, d'où l'intérêt peut-être de penser plus mondial. De voir ça sur une base internationale. Oui, faire les films pour les gens d'ici, et on veut qu'ils soient vus ici. S'il n'y a pas assez de monde que ça intéresse... tu ne peux pas les convaincre."
"Il y a du monde qui fait du cinéma, et ça n'intéresse pas tout le monde, malheureusement. Et il y a des gens qui font un style de cinéma plus pointu qui intéresse encore moins de monde, d'où l'idée d'aller chercher ce petit groupe de monde partout, dans tous les pays."
Mais comment? "Le problème, c'est qu'on n'a pas d'éducation cinématographique au Québec. Il y a quatre ans, je suis allé faire une tournée avec les Rendez-vous du Cinéma Québécois à Rouyn et à Chibougameau, et on allait montrer nos courts métrages. Il y avait à peu près 50 jeunes qui n'avaient jamais vu de court métrage de leur vie. Ils étaient super intéressés par ce qu'ils voyaient. Pourquoi, dans les cours de français, il n'y a pas du temps consacré pour voir des courts et éventuellement des longs, comme il y avait des lectures obligatoires? C'est de la culture générale."
"C'est pas vrai que le premier film que tu vois c'est Le septième sceau de Bergman et que tu trippes, c'est pas vrai. Il y a une progression."
Sur le plateau
"Quand tu arrives pour réaliser un premier film, la personne qui a le moins d'expérience sur le plateau, c'est toi. Il y a beaucoup de choses à apprendre en même temps. Si tu es chanceux, c'est un métier que tu pratiques aux cinq ans au Québec."
As-tu été très exigeant? "Des fois il y avait vraiment une façon précise que j'avais envie d'entendre les répliques, mais parfois tu n'arrives pas à communiquer exactement la mélodie que tu voudrais entendre. De toute façon, il n'y a pas qu'une bonne façon de la dire."
Est-ce que l'industrie cinématographique aide les créateurs avec ses subventions, ses contraintes et sa distribution? "Deux choses entrent en conflit : le désir de faire le film qu'on a envie de faire et la liberté absolue, contre les contraintes réelles de ce que c'est un tournage et un budget. Pour mon film, on choisissait avant de commencer à tourner quelles lentilles on allait utiliser. On a tourné deux ou trois journées où on a utilisé un téléobjectif, et il était loué seulement pour ces journées-là. Alors un jour, tu as une idée, tu veux faire quelque chose, mais tu ne peux pas la faire parce que l'objectif n'est pas là."
Le cas Continental
Gilbert Sicotte, Fanny Mallette, Réal Bossé et Marie-Ginette Guay incarnent les quatre personnages principaux du film. Ils sont pour la plupart assez connus du public, et sont très expérimentés. "On chiale souvent qu'on voit tout le temps les mêmes acteurs, mais en faisant les auditions pour le film, j'ai réalisé que ce n'est pas pour rien. J'en ai vu beaucoup, des pas connus du tout à hyper-connus, et veut, veut pas, les gens qui en font plus sont plus habitués, plus à l'aise, ils arrivent plus calmes, plus en contrôle de leur moyens."
Et pourquoi choisir ceux-là? "Tu cherches l'humanité de tes personnages dans les acteurs qui vont les incarner. C'est beaucoup d'instinct. Comme Réal Bossé, c'est un des rôles pour lesquels on a auditionné le plus. Je n'avais pas pensé à lui, et on avait vu beaucoup de monde mais on ne trouvait pas exactement ce qu'on voulait. Réal, on est habitué de le voir dans le comique, mais il peut être très nuancé, il peut aller chercher d'autres affaires et être sympathique. On veut que les gens s'attachent à ce monde-là pendant 90 minutes."
Continental est quand même un film lent, qui s'inspire beaucoup de l'esthétique du court métrage, et qui prend le temps d'installer personnages et atmosphères. "On aurait pu réduire le film de vingt minutes, mais un moment donné tu choisis. Tu es en train de le faire et tu te dis que le film a besoin de cette durée-là, de cette lenteur-là. Je pense que c'est un film que certains vont détester à lancer leur banc à travers l'écran. D'autres vont trouver quelque chose..."
"C'est ça qui m'intéresse, l'atmosphère. Je ne suis pas un bon raconteur de toute façon. Essayer de trouver l'humour là-dedans, à travers l'humour et le drame qui se côtoient."
"C'est un premier film, on essaie des affaires. Il y a des choses que je regrette, des affaires réussies. Des scènes que j'aime beaucoup, des scènes que j'aime moins. Des timing qui ne sont pas là, des répliques qui ne sont pas exactement... Quand tu finis un film, il faut faire le bilan : est-ce qu'il y a plus d'affaires que j'aime que d'affaires que je n'aime pas? Moi, il y a plus d'affaires que j'aime dans le film. D'où l'idée d'en faire d'autres, j'imagine."
"Si on commence à faire des films pour que le monde aime ça... il y a bien des films qui ne seraient pas faits. Moi j'ai fait le film que j'avais envie de voir. Il n'est pas totalement comme j'aurais eu envie de le voir, mais certainement plus que moins."
"Je suis prêt à défendre cette espèce de lenteur-là. Peut-être qu'on a abusé... C'est dur, quand tu es dedans. Peut-être que dans un an, je vais le revoir, je vais dire qu'on a un peu exagéré, peut-être aussi que je vais dire qu'on aurait pu étirer encore plus. La durée, il n'y a rien de plus dur, en montage. Le premier montage durait 2h30, on a coupé cinquante minutes."
"On a dû couper des personnages secondaires qui alourdissaient le récit." Ces comédiens mystérieux ont une mention dans le générique, bien modeste. Qui sont-ils? "Ça, ce n'est pas important."
"C'est le plus dur de l'année que j'ai passée là-dessus, appeler quelqu'un pour lui dire qu'il n'est plus dans le film."
L'expérience du cinéma
"Le temps ne passe pas de la même façon pour tout le monde. Je me souviens d'être allé voir Gerry de Gus Van Sant au cinéma, et que vraiment plein de monde avait détesté ça. Quand je suis sorti, je n'étais vraiment pas sûr. Le lendemain je me suis réveillé et je me suis dit que j'avais vu quelque chose, qu'il s'était passé quelque chose. Mais je peux comprendre que quelqu'un sorte en plein milieu."
"Le cinéma, particulièrement quand on le voit en salle, c'est un moment d'évasion qu'on ne se permet plus beaucoup de nos jours. Parfois, on tombe dans la lune dans un film, et c'est presque une bonne chose. Ça devient une introspection."
"On est tellement stimulés par plein d'affaires tout le temps que, quand tu es pogné dans la salle et que tu n'as pas le guts de sortir parce que tu es assis en plein milieu, la seule place où tu peux aller, c'est dans ta tête. J'ai eu bien des bonnes idées pendant des films plates, des pièces de théâtre plates."
"J'ai l'impression que le cinéma ça reste un divertissement, et après ça il faut définir ce que c'est le divertissement. Il y en a que la tranquillité diverti, d'autres que l'adrénaline diverti. Il y en a qui vont faire du ski de fond, d'autres font faire du parachute."
Une grande partie des films recherchent le réalisme, probablement pour faciliter l'identification et mieux intégrer les spectateurs à l'espace-temps du film. "Je me suis questionné beaucoup sur le réalisme. Quand j'ai commencé à faire Continental, je me disais que j'allais faire un film au ton réaliste. Je le regarde maintenant, c'est tellement mis en scène, tout est arrangé, je trouve qu'il n'y a absolument rien de réaliste dans ce film-là." Personne ne va jamais aux toilettes, au cinéma, ni ne se prépare à souper. On peut appeler quelqu'un à trois heures de l'après-midi en été certain qu'il ne sera pas au travail et qu'il pourra certainement venir nous rejoindre...
"Je ne suis pas sûr que c'est ce qu'il faut rechercher au cinéma. Je repense à des films de Gilles Carle qui étaient tout sauf réalistes... La nature des répliques, la façon de les dire, c'est faux, mais c'est ce qui fait la beauté de ces films-là. Même chose pour les films de Forcier."
On est obsédé par la recherche du réalisme. "On a été habitué à cette recherche-là, mais on ne peut qu'appeler ça "un certain réalisme". Sauf que tant qu'à chercher quelque chose qu'on n'atteindra jamais, pourquoi ne pas aller de l'autre bord et complètement délirer? Et assumer que c'est un film, c'est du jeu."
Pourtant, Continental s'inscrit dans ce courant réaliste, et c'est encore une fois pour tromper le spectateur. "Quand j'ai vu le film au complet, je suis parti à rire. Il ouvre la porte, il rentre, mais la scène a été filmée trois mois plus tard. Le spectateur ne s'en rend pas compte, et il ne faut pas non plus."
Il ne se rend pas compte non plus que l'image vient de derrière lui, que le son ne sort pas de l'écran.
"C'est un beau mensonge. C'est plutôt la crédibilité qu'il faut rechercher, pas le réalisme."
On pourra voir Continental, un film sans fusil, au début du mois de novembre.