Il n’en fallait pas plus pour que tout le milieu du cinéma s’emporte, cette semaine, après la dénonciation publique d’une pratique plus que douteuse de Cinéplex Odéon. Le film Un baiser s’il-vous-plaît est retiré des écrans du géant parce que le distributeur, K-Films Amérique, a offert son film à Réseau Plus, qui gère une quarantaine d’écrans parallèles en région. Du chantage économique? Mettez-en.
Mais depuis cette choquante révélation, les choses s’éclaircissent, et – sans excuser les pratiques honteuses de Cinéplex, puisqu’il semble que ce soit une pratique courante – de nouveaux éléments viennent remettre les choses en perspective et mettre sur la table un malaise qui semble bien présent chez les propriétaires de salles du Québec regroupés dans l’APCCQ jusqu’à être évoqué à l’Assemblée Nationale. Lors de la publication, hier, d’un communiqué, ils ont unanimement décrié les subventions gouvernementales versées à Réseau Plus (un peu plus de 200 000 $ en un an) et l’effritement des « fenêtres de diffusion » (le temps écoulé entre la sortie du film en salles et sa sortie en DVD, puis sa diffusion à la télévision).
Et franchement, on ne peut pas leur en vouloir. Choisir de diffuser un film plutôt qu’un autre et respecter toutes les règles qui s’y rattachent n’est pas toujours facile pour les petits propriétaires qui n’ont pas toujours une douzaine d’écrans à leur disposition. Les subventions gouvernementales peuvent facilement être perçues comme de la concurrence déloyale, sans que cela ne soit exagéré pour ces salles commerciales uniques qui peinent à survivre. Mais ce n’est pas le cas de Cinéplex Odéon, qui avait prévu présenter le film à Beauport et au Cinéma du Quartier Latin, à Montréal. Aucun de ces deux cinémas ne souffrirait beaucoup d’une projection d’Un baiser s’il-vous-plaît à Rimouski ou à Sept-Îles. Alors pourquoi Cinéplex Odéon s’est-il senti tellement interpellé qu’il a choisi de retirer le film de ses écrans, tout simplement? Par solidarité pour ses confrères? On a bien du mal à y croire d’autant que le geste, pour lui, n’est pas sans grande conséquence mais que le film, lui, et son distributeur du même coup, en souffriront grandement. Et si, comme on le soupçonne, cette pratique est fréquente, c’est encore plus aberrant.
Là où le bât blesse cependant, c’est quand on joue à la vierge offensée. Cette pratique « d’exclusivité » existe aussi dans d’autres sphères du milieu du cinéma, de la production à la diffusion et tout particulièrement dans les médias, qui ne se plaignent pas d’une bonne vieille « exclusivité ». Cela fait partie du jeu, et l’important n’est pas que les habitants de Sept-îles ou de Rimouski voient le cinéma d’auteur en même temps que les Montréalais et les Québécois – il faut constater le nombre, et reconnaître son importance - mais qu’ils le voient. Comme les autres, ils sauront apprécier l’immense avantage d’une salle de cinéma face à son enfant pauvre, le DVD. On ne peut quand même pas s’opposer à tout un modèle économique qui ne fait même pas - pour une fois! - de démunis... sauf les cinéphiles, bien entendu, qui sont les seuls à souffrir des caprices des distributeurs et des propriétaires de salles. Il faut assurer la survie des salles de cinéma régionales; et Réseau Plus est une menace pour elles. Pas pour Cinéplex Odéon, pour qui il ne s’agit que d’un grain de popcorn sur le plancher, mais pour les petites salles qui s’efforcent de donner une place au cinéma d’auteur, par simple respect pour leur public. Mais si elles refusent le film, n’a-t-il pas le droit d’être présenté dans la région? Si Réseau Plus respecte son mandat de « cinéma d’auteur », c’est la solution idéale.
Et un bravo à K-Films Amérique, au passage, qui prend les moyens pour que le film soit vu le plus possible. Une mission qui devrait être celle de tous les distributeurs.
Mise-à-jour :
À la suite de la publication de cet article, hier, le propriétaire du cinéma Pine de Sainte-Adèle, Tom Fermanian, déjà vainqueur d'un Jutra pour le « meilleur exploitant de salle », a tenu à apporter quelques précisions. Les voici, donc, puisqu'elles viennent éclairer sous un nouveau jour les événements de cette semaine.
« À propos des cinémas en province, je veux éclaircir quelques points : Réseau Plus est largement subventionné et oeuvre dans au moins une quinzaine de villes où il existe déjà des salles commerciales, pour la plupart indépendantes, qui doivent présenter leurs films pour deux semaines minimum pour un film en primeur. Dans les deux premiers mois de la sortie initiale, le film doit être présenté pour une semaine. Il y a une troisième option, qui est de présenter le film un peu plus tard lors des soirées ciné-clubs que 22 salles en province offrent à leur clients. Dans quinze de ces villes Réseau Plus compétitionne! En obtenant des plus petits distributeurs de films des permissions de présenter des films plus rapidement que peuvent obtenir les cinémas conventionnels non-subventionnés! Réseau Plus, en plus du 250 000 $ (plus ou moins) reçu de la SODEC, en plus des subventions directes du Ministre des affaires culturelles, reçoit des subventions de Téléfilm Canada et d'autres (qui leur donnent presque 1 million $ annuellement). Les cinémas indépendants n'ont qu'une mince subvention (150 000$) disponible de la SODEC, subvention qui nécessite tellement de "red tape" que la plupart préfèrent l'oublier. Comprenez la rogne des propriétaires de cinémas. Pour Cinéplex, ils n'appliquent que la même règle que nos cinémas indépendants. Vous parlez des cinémas à Rimouski, Sept-Iles, etc., vous ne parlez pas de l'Outremont, des Cégeps et de quelques salles à Montréal et en périphérie qui cherchent à programmer ces films. Alors avant de lancer le blâme, sachez que Cinéplex, pas si gros méchant que cela, est solidaire avec ses confrères exploitants. Cinéplex est une compagnie 100% canadienne. Les décisions de programmation de films autres qu'américains est prise en premier au Québec. »Si, effectivement, Réseau Plus opère dans la région de Montréal ou de Québec et qu'il n'a pas à respecter les règles de diffusions qui planent au-dessus des propriétaires de salles commerciales indépendantes, il y a concurrence déloyale qui doit cesser. On ne peut que comprendre la grogne des exploitants de salles. Il existe, dans les universités montréalaises à tout le moins, de ces ciné-clubs qui présentent certaines primeurs avant leur sortie en DVD mais après leur carrière en salle. Voilà qui fonctionne très bien et qui respecte les deux parties, peut-être pourrait-on se baser sur ce modèle pour permettre à Réseau Plus de continuer à diffuser des films dans la région montréalaise sans nuire aux propriétaires de salles.Cependant, la question demeure, comment diffuser les films dans les régions éloignées? Réseau Plus pourrait s'acquitter de cette tâche, et pourquoi pas dès la sortie du film dans des régions vraiment éloignées (100 km de tout cinéma commercial qui présente le film, par exemple). De cette façon, si le cinéma commercial de Sept-Îles refuse de présenter le film, Réseau Plus peut le faire. Si, au contraire, il le choisit, Réseau Plus doit attendre les deux mois réglementaires.Deuxième mise-à-jour :Louis Dussault, de K-Films Amérique, a aussi souhaité exprimer son opinion et propose un nouvel angle afin de mieux comprendre les enjeux. « J'apprécie votre appui et il est de taille. Une précision cependant par rapport aux exploitants de salle en région (aux petits exploitants) : le film Un baiser s'il-vous-plaît leur a été offert, en priorité, et ils ont décidé de ne pas le programmer; trop de films américains à mettre à l'affiche à cette époque de la sortie en salle du film français le 9 mai. C'est leur affaire, et je la respecte. Conséquemment, j'ai demandé à Réseau Plus si c'était possible de prendre la relève, et de le présenter à Sept -Îles, Rimouski et Victoriaville, comme je le souhaitais, en même temps qu'à Montréal, et Réseau Plus a répondu présent. Et cela nous a valu les représailles économiques que vous connaissez. C'est ça, la vraie histoire. Et quant aux subventions de 220 000$ de Réseau Plus pour lancer 70 films par année, c'est rien en regard des millions de dollars de publicité continentale américaine qui précèdent les sorties de films des majors et dont jouissent les exploitants de salles commerciales ou les gros films québécois disposant d'un budget de 1 million $ et plus. Je dis cela, et je n'en suis pas jaloux, tant mieux pour eux, mais n'empêchez pas les films d'auteur de se trouver une autre façon d'être montrés au public en primeur. Cela n'enlève rien à personne.C'est tout ce que nous disons, et est-ce aussi terrible? »Si le film a été offert aux propriétaires de salles, qui ont tout le loisir de le refuser, est-ce que cela doit nécessairement signifier que les habitants d'une région n'auront pas le droit de le voir sur grand écran? Bien sûr que non. Que K-Films Amérique veuille montrer le film le plus possible, ce n'est que le prolongement logique de son mandat. Que les propriétaires de salles veuillent s'assurer d'avoir les revenus, justes, qui leur sont dus dans les régions où ils présentent le film est tout à fait valable aussi... S'ils refusent le film, sont-ils coupables? Oui et non. Mais les cinéphiles ne doivent pas être ceux qui payent le prix. Pourrait-on envisager d'oublier l'aspect « primeur » du film pour qu'il soit au moins diffusé?Le problème s'est déplacé au-delà du simple anecdote d'Un baiser s'il-vous-plaît, et il faudra demeurer vigilant pour que cette situation ne se répète pas trop souvent au dépend du cinéma étranger, si rare en dehors de Montréal.