Avec des films comme Inception et sa trilogie sur Batman, Christopher Nolan est passé maître dans l'art d'offrir des superproductions intelligentes et trépidantes, qui n'ennuient pas une seule seconde. Quel lapin le prestidigitateur va-t-il sortir de son chapeau avec Oppenheimer, un drame biographique verbeux de trois heures?
Mais qui est Oppenheimer? Le père de la bombe atomique est une véritable énigme que le script ne cherche pas à démystifier. Complexe et insaisissable, ambigu et paradoxal, cet individu a évolué à une époque trouble, mettant son savoir au profit d'une technologie qui allait changer la Seconde Guerre mondiale et le cours de l'humanité. Comme Prométhée avant lui, il a dérobé le feu aux Dieux pour en faire don aux hommes, avec les conséquences que l'on connaît.
Cillian Murphy - qui en est à sa sixième collaboration avec le cinéaste - le campe à la perfection, mettant tout son corps et surtout ses yeux uniques au service de cet être tour à tour brillant et mésadapté, sensible et déconnecté de la réalité, prêt à sacrifier des milliers de vies avant d'être rongé par la culpabilité. Le comédien trouve son plus beau rôle depuis The Wind That Shakes the Barley et Breakfast on Pluto à explorer ses dilemmes et contradictions.
L'acteur irlandais est entouré d'une prestigieuse distribution, autant dans les rôles principaux (rigolo Matt Damon, calculateur Robert Downey Jr.) que secondaires (Casey Affleck, Benny Safdie, Kenneth Branagh, Gary Oldman). Jason Clarke étonne en avocat agressif et Josh Hartnett détonne en collaborateur fidèle... tandis que Rami Malek vient bien près de gâcher la sauce avec ses mimiques insupportables.
Il ne s'agit cependant pas seulement d'un portrait d'une figure d'exception. Oppenheimer s'avère la métaphore d'un pays à la croisée des chemins, qui allait devenir la principale puissance de la planète. Une nation obsédée par le contrôle et la chasse au communisme, dont les héros d'aujourd'hui se transforment en parias de demain. Avec son scénario dense, Nolan a pondu une immense fresque épique sur l'Amérique, comme l'était JFK d'Oliver Stone à une autre époque. Mais comment susciter l'intérêt lorsque l'action consiste principalement à d'interminables discussions entre hommes?
Désireux de ne jamais ennuyer le public, le créateur de l'inoubliable Memento le bombarde d'informations, développant pas moins de deux formes de narration différentes. Fidèle à ses habitudes, le récit fragmenté aux ellipses audacieuses se perd volontairement dans l'abstraction. Un montage sensoriel qui force l'admiration. Tout cela en alternant entre la couleur et le noir et blanc, en recourant à de multiples formats d'images, etc. De quoi entrer dans la tête de son sujet pour ne plus jamais en ressortir.
Cela donne une oeuvre chargée et opaque, d'une rare intensité dramatique, qui la rapproche du suspense insoutenable. La magnifique partition musicale de Ludwig Göransson (les deux Black Panther) devient un personnage à part entière, étant présente pratiquement du début jusqu'à la fin. La sublime photographie de Hoyte van Hoytema (collaborateur du réalisateur depuis son bouleversant Interstellar) ravit d'ailleurs instantanément la rétine. La mise en scène aux moyens considérables frise la perfection et hante en de nombreuses occasions, atteignant son paroxysme lors du test de la bombe qui rive le spectateur à son siège.
Sauf que comme trop souvent chez Nolan, la démonstration demeure purement intellectuelle. Sa froideur empêche le cinéphile de s'y impliquer émotionnellement. Son traitement des personnages féminins laisse encore à désirer (sous-utilisée Emily Blunt, bâclée Florence Pugh) tant il baigne dans le sentimentalisme. Quelques passages trop explicatifs font également sourciller, tout comme les apparitions parfois ridicules d'Albert Einstein. À force de vouloir faire éclater son biopic en compliquant inutilement ses tenants et aboutissants, le résultat final risque d'en décontenancer plus d'un. Pourtant il s'agit, à quelques nuances près, d'une variation sur The Wind Rises, le chef-d'oeuvre animé d'Hayao Miyazaki.
Ces quelques bémols n'empêchent pas le film de briller. Oppenheimer est une expérience comme il s'en fait peu, plus près de l'exceptionnel Dunkirk que du mésestimé Tenet. Christopher Nolan est véritablement dans une classe à part pour rendre spectaculaire et divertissant son cinéma d'auteur intimiste, et il vient d'offrir un autre joyau à sa riche filmographie.