Le secret du succès quand il s'agit de créer un héros est simple : il doit avoir une quête significative, posséder des qualités morales élevées, avoir une personnalité forte et le courage pour affronter les épreuves qui se dressent devant lui. Or, avis aux scénaristes et cinéastes en herbe, créer un bon méchant requiert exactement les mêmes éléments, même en ce qui a trait aux qualités morales : un méchant seulement méchant, qui n'a pas de quête ni d'objectifs autres que d'être méchant et dont l'histoire personnelle est inexistante, rend un tel personnage absolument insipide et, par opposition, le héros qui l'affronte devient, lui aussi, également insipide. Après tout, l'un des principes primordiaux en physique, et qui s'applique aussi bien au cinéma, est le suivant : « Pour toute action il existe une réaction égale et opposée ». Ainsi, pour qu'un héros soit exceptionnel, il doit affronter un ennemi tout aussi exceptionnel. Et pour un acteur, jouer l'ennemi en question peut s'avérer un choix de carrière judicieux.
À ce titre, Benedict Cumberbatch prouve, dans Star Trek Into Darkness, que les rôles de « méchants » au cinéma sont souvent aussi intéressants, sinon plus, que les rôles de héros. Si on avait presque oublié la prestation d'Eric Bana dans le premier Star Trek de J.J. Abrams (ce n'est pas par manque de talent de la part de l'acteur, mais plutôt en raison du scénario dont la quête était davantage centrée sur les fondements de la relation entre Spock et Kirk), on n'oubliera pas de sitôt la voix et la présence de Cumberbatch dans Into Darkness. Car s'il arrive parfois que certains vilains tombent dans l'oubli, il est également vrai que les bons rôles d'antagonistes, ceux qui marquent, deviennent immortels, au même titre que les acteurs qui les incarnent.
Après tout, les méchants ont la cote auprès des cinéphiles. Et quand un méchant est interprété avec maestria, les spectateurs tirent énormément de plaisir à le détester : c'est la catharsis. D'ailleurs, quand il s'agit de films à grand déploiement, l'Académie accepte plus facilement les candidatures pour des rôles de méchants que pour ceux de héros. Combien de carrières formidables ont été propulsées par de tels rôles? Récemment, on peut penser au brillant Christoph Waltz dont le Hans Landa (Inglourious Basterds), poli, mielleux et totalement inquiétant, lui a valu un oscar et la sympathie instantanée du public. Parmi ces acteurs peu connus qui ont vu leur carrière décoller après avoir hérité d'un rôle iconique d'antagoniste, le cas d'Hugo Weaving, un acteur de théâtre classique brillant, mais peu connu en Amérique, se démarque particulièrement. Grâce au rôle de l'Agent Smith (The Matrix), il est devenu une véritable star de la culture populaire, enchaînant par la suite des rôles dans plusieurs films d'envergure (franchises The Lord of the Rings, The Hobbit et Transformers, V for Vendetta, Captain America: The First Avenger). Et on n'a pas besoin de parler très longuement d'Anthony Hopkins et d'Hannibal Lecter.
Les rôles de méchants ont un tel attrait auprès des cinéphiles que l'attribution de certains rôles plus mythiques est scrutée à la loupe par les amateurs, parfois même avec plus de ferveur et de passion que pour les rôles de héros. D'ailleurs, les fans s'en souviendront : quand Heath Ledger a été choisi pour interpréter le Joker dans The Dark Knight, plusieurs prédisaient que jamais il n'arriverait à égaler Jack Nicholson, qui avait interprété le même rôle dans la version de Tim Burton. Or, les sceptiques ont été confondus et si feu Heath Ledger a réussi à éclipser son prédécesseur, ce n'était pas qu'une simple question de talent, mais également une question de mise en scène. Car bien que Burton et Nolan, deux cinéastes reconnus pour leur signature forte, aient donné des couleurs très différentes à leurs films, c'est sans doute le fait d'ancrer son Batman dans un monde réaliste qui a ultimement donné un avantage à Nolan - et à son Joker. Parce que le cinéma est avant tout un art d'émotion, l'interprétation sensible et troublante de Ledger, oscarisée de manière posthume, a grandement contribué à immortaliser la trilogie du Chevalier noir.
La force d'attraction des vilains est telle que certains acteurs, dotés d'une apparence et de traits de caractère inusités ne correspondant pas aux canons hollywoodiens, ont été contraints d'opter pour des rôles d'antagonistes afin de donner des bases solides à leur carrière filmique et dans bien des cas, ce choix s'est avéré payant. On n'a qu'à penser aux Gary Oldman (The Professional, The Fifth Element, Air Force One), Jack Nicholson (The Shining, Batman, A Few Good Men), Christopher Walken (A View to a Kill, Batman Returns, Sleepy Hollow), Sean Penn (Carlito's Way, Mystic River, Gangster Squad) et Alan Rickman (Die Hard, Robin Hood: Prince of Thieves, franchise Harry Potter).
Même pour le grand Ian McKellen, c'est un rôle de méchant qui a permis à sa carrière de faire un bond spectaculaire et tardif. En effet, depuis qu'il a endossé le rôle de Eric Lensherr/Magneto dans la première trilogie des X-Men, de nombreux rôles importants lui ont été proposés. Son interprétation, tout en élégance lui a valu d'obtenir le rôle de Gandalf et son nom a d'ailleurs été mentionné pour remplacer Richard Harris dans le rôle de Dumbledore, suite à son décès. Fait intéressant, c'est la reprise du même rôle par Michael Fassbender, dans l'antépisode X-Men: First Class, qui a véritablement permis aux Américains de s'approprier l'acteur... comme quoi un bon personnage le demeure aisément, en autant que celui qui l'interprète ait la tête de l'emploi.
Au bout du compte, les acteurs de talent ne rechignent généralement pas à prendre les rôles de vilains, conscients qu'il peut s'agir de la vitrine parfaite pour démontrer l'étendue de leur répertoire. À mon sens, plus que les héros, ce sont les vilains qui rendent (ou non) un film ou une franchise véritablement épique. Pas surprenant donc que pour la nouvelle mouture de Superman, produite par Christopher Nolan, on ait choisi d'opposer au héros un ennemi issu de la même planète que lui : pour établir un héros comme Superman, il lui faut un rival à sa mesure... C'est peut-être enfin ce qui manque aux films de Marvel? Techniquement impeccables et outrageusement populaires, ils sont avant tout des objets de consommation éclatants et divertissants qui représentent parfaitement la société de laquelle ils sont issus : sans propos, amoraux et plutôt lisses... Cette société où on cherche constamment des héros à aduler ne sait pas quoi faire de ses méchants.