La critique cinématographique ou : De l'art de l'illusion et de la perception
Le métier de critique de cinéma pourrait sembler, pour un œil inexpérimenté, un travail très agréable. Aller voir des films gratuitement, avant leur sortie officielle, et être payé pour le faire, voilà qui fait rêver plusieurs cinéphiles de longue date. Sauf que, dans le merveilleux monde de la critique, tout n’est pas si parfait.
D’abord parce que le critique fait face à un dilemme important. Celui de parler selon ses goûts personnels – et il faut avouer que c’est assez narcissique car il faut considérer son opinion comme meilleure que celle des autres – ou d’admettre le succès d’un film auprès des autres, mais pas lui. Chaque film a son public, chaque film son spectateur, or le critique n’est pas chacun d’eux. Il est à la fois tout le monde et personne.
Le critique ne va pas au cinéma pour se divertir, il va y travailler. Il ne paie pas, non plus, pour aller au cinéma, alors les considérations de « ne pas gaspiller son argent » pour un film ne l’atteignent pas. Difficile donc de savoir si un film « vaut la peine de payer pour le voir ». Peu de films ne valent vraiment rien – et le critique n’a pas non plus à « choisir » un film – alors ce n’est pas vraiment l’opinion exprimée par le critique sur ce film qui compte, plutôt la tendance générale qui se dégage lorsqu’il en a formulé plusieurs. Un spectateur en particulier pourrait aimer tous les films qu’un critique en particulier déteste, ce dernier remplit quand même sa valeureuse mission. La question du choix revient toujours au spectateur. Le critique formule des recommandations, pas des axiomes.
Le critique de cinéma n’est pas obligé d’aimer le cinéma. Évidemment, c’est un atout, mais ce n’est pas obligatoire. Parce que le critique doit juger de l’effet du film sur lui. Or, qui est-il? Il ne peut pas être un spectateur moyen, et il ne doit pas être un théoricien du cinéma. Il ne peut être qu’un spectateur car il doit pouvoir identifier les éléments des films qui ne sont pas des nouveautés, il doit pouvoir trouver les similitudes avec les « grands classiques » du cinéma et ne pas se laisser berner simplement pas une réutilisation de méthodes. Pour la même raison, il doit avoir des éléments de comparaison pour décrire le jeu des acteurs, l’innovation du scénario ou des techniques d’un film. Il doit avoir une connaissance des méthodes de la création du cinéma. Il ne peut cependant pas être un théoricien du cinéma, car il deviendrait vite insensible aux méthodes choisies par le réalisateur pour faire traverser de l’émotion à travers un écran. Trop en connaître sur le cinéma équivaudrait à examiner la technique du film exclusivement, et d’oublier l’effet émotif transmis par un film. Une des raisons qui expliquent pourquoi certains et certaines critiques n'aiment rien du cinéma populaire.
Le public cherche toujours à anticiper les événements, or le critique doit essayer à tout prix de ne rien anticiper. Il ne doit voir que le film, ne doit pas tenter de découvrir les fils de l’intrigue, justement pour permettre une immersion complète dans l’univers du film. Ce qui signifie que si le film n’a pas, ou peu, d’univers, ou que, si le critique parvient à dénouer l’intrigue sans chercher à le faire, on a mal joué le jeu du cinéma. Cela signifiera simplement qu’on l’a pris pour un idiot. Et c'est impardonnable.
Dans le cinéma américain moderne, la question n’est pas tant de savoir « si » le héros survivra, ou s’il sauvera le monde de la destruction, mais plutôt « comment » il le fera. Pas besoin d’être critique de cinéma pour savoir ça. Pourtant, le spectateur comme le critique, oublie cette « finale prévisible » pour découvrir et se laisser passionner par le « comment ». Si le critique – ou le spectateur – se rend compte pendant la projection qu’il peut prévoir la fin – au fond, il peut presque toujours prévoir la fin – c’est que le cinéaste n’a pas su remplir le contrat inconscient qu’on signe en entrant dans la salle.
Un contrat qui implique qu’on accepte de jouer le jeu des illusions, qu’on s’intéresse à une histoire qui nous est a priori étrangère, qu’on accepte d’entrer dans un monde qui n’est pas le nôtre. Et on paye pour ça. Alors il faut que le contrat soit bien rempli. Le cinéma a les outils pour remplir ses promesses, le critique de cinéma juge de leur utilisation et de leur efficacité.
Le critique voit le film, et pas la rigueur historique des faits présentés. Il doit considérer le film comme un tout, pas comme une partie d’un tout. Il doit le juger sans référence aux films précédents des acteurs ou des réalisateurs. Il doit le juger sans considération pour la « réalité » dont il pourrait être inspiré. Or, cela ne signifie pas qu’il faille négliger une certaine rigueur de reconstitution d’un contexte historique, plutôt qu’il faille s’abandonner à l’inévitable narrativisation d’un récit lorsqu'on pose son jugement.
Alors comment juger et critiquer les films? Tout est une question d’illusion. Il faut que l’illusion fonctionne pour que le critique apprécie. Et le cinéma est une addition d’illusions; celle des personnages, car ce sont bien des acteurs, choisis et engagés, sur l’écran. Aussi celle du son, qui n’existe pas vraiment sur l’image et qui n’en sort pas. L’illusion qu’une explosion dans l’espace fait bien ce bruit. L’illusion même de l’image en mouvement, puisqu’il n’y a pas vraiment de mouvement sur l’écran, plutôt le défilement rapide de 24 images par secondes. L'illusion que le scénario est « vraisemblable » même si le récit se déroule dans l'espace intersiédral, ou que Jésus ou Mozart parle anglais.
Sauf que saisir le cinéma et toutes ses illusions et ensuite le critiquer, pour le spectateur comme pour le critique de cinéma, c’est définitivement illusoire. On peut toujours rêver.
Karl Filion
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